25
— Syd? me suis-je exclamé. Syd, c'est toi?
En pleurs, à l'autre bout de la ligne :
— Il faut venir me chercher.
Elle mangeait un peu ses mots. La musique derrière l'empêchait d'entendre clairement ses paroles.
— Syd, où es-tu? Dis-moi! Je viendrai te chercher. Dis-moi juste où tu es.
L'émotion me submergeait, j'avais l'impression d'avoir le corps tout entier au bord des larmes.
— C'est pas Syd.
— Hein?
— C'est moi, Patty, a-t-elle expliqué en reniflant. Vous pouvez venir me chercher? S'il vous plaît.
— Patty?
— Vous pouvez venir ?
— Que se passe-t-il, Patty ? Tu es blessée ?
— Je me suis fait mal.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Suis tombée.
— Tu as bu, Patty ?
— Queques verres, peut-être, j'sais pas. Mais ça va.
— Patty tu devrais appeler ta mère. Elle viendra te chercher. Si tu veux, je peux lui téléphoner à ta place.
— Monsieur B., à cette heure-ci, elle sera encore plus bourrée que moi.
— Tu as de l'argent pour un taxi ? Dis-moi où tu es et je t'en envoie un pour te ramener chez toi.
— J'vous en prie, venez juste me chercher.
J'ai entendu la voix d'un garçon s'adresser à elle:
— Merde, qu'est-ce t'as fait à ta jambe ? Arrête de foutre du sang partout et viens avec nous.
— Casse-toi ! lui a jeté Patty.
— Suce-moi, pétasse, a rétorqué le garçon, relayé par des rires gras et masculins.
Elle n'avait pas besoin de me le demander encore une fois. La situation ne me disait rien qui vaille. J'irais la chercher.
— Patty?
— Mmhh?
— Dis-moi où tu es. Immédiatement.
— Je suis dans, euh... Hé, a-t-elle crié à quelqu'un, on est où ici ?
L'autre a braillé une réponse qui ressemblait à « En Amérique ! »
— Très drôle ! a hurlé Patty, avant d'interpeller une autre personne, puis de revenir à moi. Bon, vous voyez la route qui longe la plage ? Broadway ? East Broadway ?
Ça se trouvait à cinq minutes, maxi, de chez moi.
— Oui, bien sûr. À quelle hauteur de la rue ?
— Ben, y a un tas de maisons.
Il n'y avait que ça là-bas, tout du long.
— Tu ne vois aucun panneau, Patty ?
— Non, attendez, si. Gardner Street? Je savais où elle était.
— J'arrive tout de suite. Ne bouge pas.
Attrapant mes clés, je suis monté dans la voiture.
La nuit était devenue lourde et humide, mais au lieu de mettre la ventilation, j'ai baissé les vitres. L'air frais m'aiderait à me réveiller. Le trajet jusqu'à East Broadway ne m'a pris que quelques minutes. J'ai lentement remonté la rue. De nombreux jeunes gens marchaient sur le trottoir, quelques-uns déambulaient au milieu de la chaussée, certains une bouteille à la main. Visiblement, une grande fête avait eu lieu quelque part, sans doute dans une des résidences d'été, en l'absence des parents.
Je roulais au pas. Non seulement parce que j'essayais de repérer Patty, mais pour n'écraser personne.
J'ai ralenti encore en atteignant Gardner Street, puis je me suis arrêté. Une vingtaine de gosses, voire plus, se massaient derrière une des grandes villas donnant sur la plage. Toutes les lumières étaient allumées et de la musique forte s'échappait de l'intérieur. À l'extrémité de la rue, un véhicule de police se frayait un passage.
J'ai repéré Patty sur le trottoir, flanquée d'un grand type penché sur elle, et qui lui parlait à l'oreille. Elle tournait la tête sur le côté, comme si elle ne voulait rien avoir à faire avec lui. Je me demandais pourquoi elle ne s'éloignait pas, tout simplement, quand j'ai vu que le garçon la tenait par le bras.
— Patty!
Elle ne m'entendait pas. Le gars lui hurlait dessus.
Ouvrant ma portière, un pied sur la chaussée, j'ai crié :
— Hé ! Laisse-la partir !
Sans lâcher Patty, le garçon a levé les yeux. Sa tête dodelinait un peu, et il avait du mal à fixer son regard sur moi.
— Patty ! ai-je de nouveau crié.
Elle a libéré son bras et s'est avancée dans ma direction. Le garçon l'a suivie d'une démarche d'ivrogne.
— Allez, viens avec moi, disait-il, assez fort pour que je l'entende.
Patty s'est retournée vers lui, a fait un mouvement saccadé du poing pour mimer la masturbation.
— Débrouille-toi tout seul.
— Va te faire foutre, a-t-il riposté.
Elle avait les cheveux en bataille, et en la voyant s'approcher, j'ai constaté qu'elle boitait franchement. Elle portait un short noir ultra-moulant, sous lequel ses jambes éclataient de blancheur, sauf autour de son genou droit, sombre et légèrement brillant.
— Salut, monsieur B., a-t-elle lancé, une fois arrivée à ma voiture. Whoa, joli travail, votre nez!
— Monte, ai-je ordonné.
Planté au milieu de la rue, le garçon nous observait d'un regard brumeux.
— Dégage, lui ai-je aboyé avant de claquer ma portière.
Patty a trottiné jusqu'au côté passager, s'est un peu débattue avec la poignée puis s'est glissée à l'intérieur. Elle sentait l'alcool.
— À la maison, James, a-t-elle ironisé.
J'ai fait demi-tour et suis reparti vers le centre-ville. Bien que ne sachant pas où vivait Patty, je voulais m'éloigner de tous ces jeunes en vadrouille.
— Tu habites où, Patty?
La question a paru la dessoûler quasi instantanément.
— Merde, non. On ne peut pas aller à la maison. Emmenez-moi chez vous.
— Patty, je dois te ramener chez toi.
— Si je rentre dans cet état, maman me tuera.
— Je croyais t'avoir entendue dire que ta mère serait a priori déjà dans les vapes.
— Avec un peu de chance. Mais si elle est encore réveillée, elle va piquer une crise en me voyant comme ça.
D'une main hésitante, elle a touché son genou.
— Qu'est-ce que ça fait mal. Presque autant que votre figure, je parie.
Après avoir allumé le plafonnier, j'ai jeté un coup d'œil à son genou. Il était en effet salement amoché.
— Qui t'a fait ça ?
— C'est cet enfoiré de Ryan, ou peu importe son nom.
— Tu pourrais avoir besoin de points de suture. Je vais t'emmener aux urgences, pour qu'ils regardent.
L'hôpital de Milford ne se trouvait qu'à une minute de voiture.
— Oh non, pitié, me faites pas ce plan-là. Après ça va être tout un cirque ! Ils risquent même d'appeler les flics, vu que j'ai pas l'âge de boire. Et j'aurais droit au méga-sermon des familles. Ils sont même fichus de m'inculper.
— Un sermon te ferait le plus grand bien.
Patty m'a regardé du coin de l'œil.
—Vous me prenez pour une pauvre naze, pas vrai?
— Non. Mais tu fais souvent de mauvais choix.
— Voilà qui est censé me remonter le moral, non ? Je ne suis pas idiote, mais je fais des choix idiots. Eh bien, faire tout le temps des choix idiots, c'est pas un signe d'idiotie, ça ?
— Qui était ce gars qui t'agrippait le bras ?
Elle a haussé les épaules.
— J'en sais rien. Juste un type qui voulait que je lui taille une pipe.
Arrivé à Bridgeport Avenue, j'ai bifurqué en direction de l'hôpital.
— Je sais où vous allez, a protesté Patty. Je n'entrerai même pas. Et si vous me ramenez à la maison, je me barrerai. Laissez-moi dormir chez vous cette nuit.
Ce n'était pas une bonne idée. Mais en même temps, je n'allais pas laisser une ado ivre morte se balader seule dans les rues. Alors au lieu de continuer jusqu'à l'hôpital, ou d'exiger de Patty qu'elle me donne l'adresse de sa mère, je l'ai conduite chez moi.
Après avoir garé la voiture, j'ai voulu aider Patty à descendre, mais elle s'était déjà extirpée de son siège tant bien que mal ; en revanche, à cause de l'alcool et de son genou blessé, elle titubait. Elle a glissé un bras sur mon épaule et je l'ai soutenue jusqu'au porche.
Une voiture qui remontait la rue a ralenti en approchant de la maison, comme si le conducteur avait l'intention de s'arrêter devant. C'était une Ford Focus gris métallisé, celle de Kate Wood, j'en étais certain.
Elle est restée assez longtemps à la hauteur de la maison pour me voir distinctement porter à demi une jeune fille vers ma porte, puis elle a accéléré et poursuivi sa route.
— Oh, zut, ai-je lâché.
— Quoi ? a fait Patty.
— Rien. Je m'en occuperai plus tard.
Je l'ai aidée à monter à la salle de bains qu'utilisait Syd et lui ai ordonné de retirer ses chaussures, puis de s'asseoir sur le rebord de la baignoire, les pieds à l'intérieur.
— Tu peux rester assise sans tomber ?
— Je suis en pleine forme, a-t-elle répondu d'une voix lasse. Je tiens super bien l'alcool.
On percevait là-dedans une pointe de fierté.
— Je vais chercher la trousse de secours.
À mon retour, elle n'avait pas bougé, mais elle faisait encore moins que ses dix-sept ans. Pieds nus, tête basse, ses cheveux striés de mèches multicolores pendouillant devant ses yeux, et avec son genou ensanglanté, on aurait dit une petite fille après une chute de vélo sous la pluie.
Elle a levé des yeux humides sur moi.
— Ça va? ai-je demandé.
— J'arrête pas de penser à Sydney.
— Moi aussi.
— Tout le temps. Qu'est-ce qui est arrivé à votre visage ?
— J'ai fait essayer une voiture à quelqu'un et ça a mal tourné.
— La vache. La voiture s'est pris un arbre, ou un truc de ce genre ?
— Pas exactement. Pour l'instant, occupons-nous de te rafistoler.
J'ai fait couler de l'eau tiède, et réussi à nettoyer son genou. Puis, à l'aide de serviettes propres, j'ai tamponné la plaie le plus délicatement possible. Les serviettes se sont rapidement teintées de sang. Ensuite, j'ai désinfecté et appliqué un pansement.
— Vous vous débrouillez pas mal, a remarqué Patty, légèrement appuyée contre moi.
— Ça fait longtemps que je n'ai pas soigné un genou écorché. La dernière fois, c'était quand Syd était tombée en faisant du patin à roulettes.
Patty est restée un moment silencieuse, perchée sur le rebord de la baignoire. Je sentais le poids de son corps contre le mien. Une fois sa blessure propre, je n'avais plus l'énergie de me relever, aussi me suis-je assis par terre, adossé au placard.
— Vous avez toujours été vraiment chic avec moi, a-t-elle observé.
— Pourquoi ne le serais-je pas?
— Parce que je ne suis pas comme Sydney. Je ne suis pas une gentille fille.
— Patty...
— Je suis mauvaise. Je fais toutes les mauvaises choses possibles.
— Oui. Mais ça ne fait pas de toi une mauvaise gosse.
— Nous voilà revenus à l'histoire des mauvais choix, a-t-elle constaté d'un ton moqueur.
— Si tu cherches à me convaincre de ne pas t'apprécier, c'est raté. Je pense que tu es une personne spéciale, Patty. Originale. Mais il te reste peu de temps pour te prendre en main. Continue à te fourrer dans des situations comme celle de ce soir, et tu t'écarteras du droit chemin sans pouvoir le retrouver.
Elle a médité un instant.
— Je sais que vous me méprisez.
Comme je commençais à objecter, elle m'a arrêté d'une main tremblante, poursuivant :
— Mais vous ne le faites pas d'une manière qui me donne l'impression d'être nulle.
— Tu n'es pas nulle, Patty.
— Parfois, je me sens nulle.
Puis, sans me regarder, elle a demandé :
— Et si Syd ne revient pas ?
— Je refuse de penser à ça, Patty. A partir de demain, je vais consacrer tout mon temps à la chercher.
— Et votre boulot ?
— Je pourrai toujours vendre des voitures. Tandis que je ne sais pas combien de temps j'ai pour retrouver ma fille.
Patty a ramassé une des serviettes imprégnées de sang et s'est essuyé les pieds avant de les sortir de la baignoire.
— Tu devrais appeler ta maman et l'avertir que tu es ici, que tu vas bien, ai-je repris.
Un petit sourire a traversé son visage.
— Vous croyez que toutes les familles sont comme la vôtre.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— D'après vous, toutes les mères se font du souci.
Je ne trouvais rien à répondre.
— Je sais comment ça se passe pour Sydney. Elle fait comme si c'était chiant, que ses vieux l'appellent quand elle est en retard, qu'elle doive vous tenir au courant de l'endroit où elle est, bref, que vous fassiez attention à elle, ce genre de choses. Parfois, surtout quand elle est avec moi, elle fait comme si tout ça lui cassait les pieds, mais à mon avis, c'est uniquement pour éviter que j'aie les boules, parce que, moi, personne ne guette mon retour la nuit, personne ne se demande où je suis, ne vient me tirer de fêtes débiles comme celle de ce soir. Moi, tout le monde s'en fout, vous comprenez ?
— Je suis désolé, Patty.
— Une fois, mon père - c'était avant qu'il mette les voiles - a failli me tuer.
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
Notre fardeau a beau peser déjà lourd, on peut toujours soulager un peu celui des autres...
— En général, c'était pas son truc de m'emmener à la crèche, d'accord ? Mais ce jour-là, maman avait un rendez-vous très tôt, alors mon père devait me déposer, sauf qu'il a oublié. Je devais avoir trois ans, j'étais à l'arrière de la voiture, et je suppose que je me suis endormie, bref, au lieu de passer par la crèche, il a continué jusqu'à son travail. Il faisait super chaud.
— Oh non...
— Et le voilà qui va bosser. Il faisait, genre, vingt-sept degrés dehors, mais cent mille dans la voiture. Quand je me suis réveillée, je devais être complètement déshydratée et tout, mais mon super chouette papa a mis au moins deux heures à se souvenir de moi. Alors il est venu en courant me sortir de là et m'a ramenée à l'intérieur du bâtiment. J'étais presque tombée dans les pommes. Il m'a fait boire de l'eau, et là, la première chose qu'il m'a dite c'est : « Pas un mot à ta mère. » Mais elle l'a quand même appris, parce qu'une dame m'avait vue dans la voiture, et elle avait appelé les pompiers. C'a été le début de la fin de leur soi-disant mariage.
— Quelle histoire épouvantable.
— Vous savez pourquoi il a fait ça ? a poursuivi Patty.
J'ai soupiré.
— Tu sais, ça arrive. On se retrouve dans une sorte d'état second, on suit une routine, et te déposer sortait de l'habitude. Il fonctionnait en pilotage automatique. Je suis certain que ce n'était pas intentionnel.
— Bon, d'accord, peut-être qu'il l'a pas fait exprès. Il ne s'est pas levé ce jour-là en décidant qu'il allait tuer sa fille, je sais bien, mais dans un coin très obscur de son esprit, il se fichait de ce qui m'arrivait, parce que de toute façon ce n'est même pas mon vrai père.
Je ne me sentais pas la force de soulager cette enfant de sa douleur; de toute façon, elle ne pourrait jamais s'en défaire complètement. Pour le moment, je ne voulais rien savoir des aventures extraconjugales de sa mère, ni si elle avait été adoptée, ou ce genre d'histoire. La vérité, c'était que si je laissais ma tête toucher le tapis de bain, je pouvais m'endormir aussi sec sur le sol de la salle d'eau.
— Vous avez déjà trompé Mme B.? a repris Patty.
— C'est assez personnel, comme question.
Son visage s'est fendu d'une grimace.
— Donc vous l'avez fait. Je vous croyais différent. Je croyais que vous étiez un mec respectable et tout.
— La réponse est non. J'ai toujours été fidèle à Mme B. - Susanne - pendant qu'on était ensemble.
— Vous vous fichez de moi.
— Non. Je ne me « fiche pas de toi ».
Puis je me suis levé à grand-peine.
— Patty, il faut que je dorme un peu. Et tu dois aller te coucher, toi aussi. Prends la chambre de Syd. Mais demain matin, je veux quand même que tu appelles ta mère.
— Vous avez entendu mon portable sonner? Vous avez entendu quelqu'un se demander où j'étais?
— Non.
Tandis que je me dirigeais vers la porte, Patty m'a lancé :
— J'ai une super bonne idée.
Je me suis arrêté. Un instant, j'ai pensé qu'elle avait soudain une idée de l'endroit où se trouvait Syd.
— Laquelle ?
— Pourquoi je ne viendrais pas habiter ici? La journée, pendant que vous cherchez Syd, je pourrais surveiller la maison, et personne viendrait y remettre le bazar. Je pourrais répondre au téléphone. Je garderais un œil sur le site Web, et vous préparerais à manger quand vous rentrez.
Ses yeux brillaient. Un sourire plein d'espoir illuminait son visage.
— Je ne peux pas faire ça, Patty. C'est très gentil, mais je dois refuser. Ce ne serait pas correct.
— Où est le problème ? Vous avez peur que les gens croient que vous me sautez, si je vis ici ?
Malgré toute l'affection que je lui portais, Patty m'épuisait. J'avais fait mon maximum pour elle ce soir.
— J'ai déjà une fille pour qui m'inquiéter, ai-je rétorqué. Je n'en ai pas besoin d'une seconde.
Durant un long instant, elle a soutenu mon regard. Mes paroles semblaient avoir ouvert en elle une nouvelle blessure, plus profonde que celle de son genou.
— Bon, O.K., a-t-elle lâché, glaciale.
Elle a ramassé ses chaussures, m'a frôlé en se dirigeant vers la chambre de Sydney, et a ajouté :
— Je ne voulais pas dire que ça devait durer éternellement.
— Patty, ai-je répliqué d'un ton ferme sans être désagréable, demain matin, je serai ravi de te conduire où tu voudras, mais tu devras partir.
Ce qu'elle a fait. Avant que je me lève.